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ARHNEM LAND LE SOUFFLE ABORIGÈNE
DE YIRRKALA À NUMBULWAR, AUSTRALIE  •  PHOTOS © SOPHIE ANSEL / AGENCE ZEPPELIN
Depuis 65 000 ans, les clans des terres d'Arnhem dialoguent avec leur ancêtre, la Terre, à travers des cérémonies rituelles et des créations artistiques. Dans ce nord australien, chaque geste des Aborigènes transmet une mémoire collective guidée par le Rom, la loi sacrée qui relie les générations aux différents territoires. Aujourd'hui, dans un pays où les tensions sociales et culturelles persistent, cet art ancestral devient résistance. En plaçant la Terre comme leur interlocutrice, et non comme une ressource, les Aborigènes illustrent un modèle contemporain d'équilibre durable.
RENDEZ-VOUS AU GARMA FESTIVAL
Sur l'escarpement sacré de Gulkula, sous l'œil d'un enfant en initiation, un homme du clan Gumatj façonne une tige pour danser lors d'un bunggul (cérémonie rituelle). Le jaune qui couvre leurs corps rappelle le feu ancestral du clan. Derrière eux, la forêt de stringybark (notamment des eucalyptus) offre bois et pigments ; ici la terre inspire chaque geste.





Sur une paroi de la grotte Wurruwarrkbadenumanja, à Groote Eylandt, ont été peints à l'ocre rouge des dugongs, des dauphins et des goannas qui incarnent autant de totems et d'ancêtres. Pour les Anindilyakwa, ces figures expriment la loi ancestrale vivante. Cet art rupestre date d'au moins 5000 ans, point d'ancrage d'une mémoire toujours active dans la culture aborigène contemporaine.


Sous les mains expertes d'une aînée, une jeune Yolngu reçoit les pigments sacrés de sa terre : rouge pour le feu, jaune pour le soleil, blanc pour l'éclair, noir pour la nuit. Plus que des ornements, ces miny'tji incarnent une carte vivante où se croisent le clan, le territoire et les ancêtres. Dans l'entrelacement des points, l'individu s'efface : son corps devient le support de la loi et de l'esprit.


Le Yolngu Howie Gurruwiwi danse avec une tige pointée vers le sol : un geste qui rejoue la quête du miel sauvage. En suivant les traces des fourmis, il incarne une songline (carte cosmologique) de subsistance, où l'ancestral et le quotidien se rejoignent dans le rythme du bunggul (cérémonie rituelle).


Les danseurs Red Flag de Numbulwar portent dans leurs bungguls la mémoire des premiers contacts maritimes avec les Macassans venus d'Indonésie. Leurs drapeaux rouges (jamajama) évoquent ces échanges anciens, inscrivant dans la danse une histoire de rencontres et de continuité culturelle.
LA LOI SOUS LES PIEDS
Leader yolngu, Cedric Marika mène les plus jeunes dans la danse. Pour les aînés, le défi est d'attirer les adolescents happés par la technologie afin qu'ils reprennent le flambeau. Les rassemblements comme le Garma Festival permettent ainsi de raviver la fierté des jeunes Yolngu. Ils y puisent force et confiance dans leur culture, leur langue et leur lien au Pays. C'est aussi ici qu'ils affirment leur droit à une éducation de qualité, pour grandir enracinés dans leurs terres sans être laissés pour compte.





Dans le bunggul (cérémonie rituelle), chaque pas frappe la terre et fait valser le sable. Ce n'est pas qu'un rythme : c'est un dialogue avec le Pays. Les grains soulevés incarnent la mémoire des ancêtres, la respiration de la terre, inscrivant la loi yolngu (Rom) sous les pieds des danseurs.


Peint de jaune, couleur du feu ancestral, un aîné du clan Gumatj joue du yidaki. Sa couronne de tiges relie son corps au Pays, tandis que son souffle fait résonner les songlines (cartes cosmologiques) de ses ancêtres. Par lui, la loi millénaire des Yolngus se perpétue au cœur du bunggul.


Sur la terre de Gulkula, une femme yolngu fait bruisser les feuilles en dansant. L'argile blanche (gapan) et les pigments sur son visage retranscrivent la loi. Son tissu multicolore évoque le Serpent arc-en-ciel, un ancêtre totémique qui relie le ciel et la terre, la pluie et la renaissance.


Un jeune danseur du clan Gumatj tient entre ses dents un panier de pandanus tressé et orné de motifs sacrés. Objet de subsistance transformé en offrande spirituelle, ce dili devient, dans la danse, un lien vivant entre le feu ancestral, la mémoire du clan et le monde des esprits.
UN MODÉLE DE DURABILITÉ
Chaque soir, les chauves-souris frugivores quittent la mangrove pour se nourrir et polliniser les forêts. En se gavant de nectar et de fruits, elles transportent pollens et graines sur de longues distances, régénérant la végétation et assurant le cycle vital des saisons.





Vernon, chasseur chevronné, a déjà affronté un crocodile marin. Mais lorsqu'il part pêcher, nulle peur ne l'habite : il lit la mer en prédateur serein, concentré uniquement sur les mouvements de l'eau qui trahirait sa proie.


Après avoir écorcé la tige d'un eucalyptus, un Yolngu fixe une fourche métallique pour remplacer l'os ou le bois dur traditionnels. Cette foëne servira à chasser tortues, dugongs ou gros poissons du golfe de Carpentarie.


À marée basse, un jeune Nnunggayinbala harponne un crabe de mangrove. Ici, la pêche n’est pas un loisir mais une routine quotidienne, un savoir hérité des anciens. Dans ces eaux où rôdent les crocodiles, lire le paysage est un art vital : de cette connaissance du Pays dépendent à la fois la nourriture et la sécurité.


En Arnhem Land, le football australien (AFL) est une passion collective. Enfants et adultes yolngu improvisent des matchs partout. Loin d'être importé, ce sport résonne avec le marngrook, jeu aborigène ancestral. Devenu langage commun, l'AFL relie les communautés et ouvre aux jeunes une voie de reconnaissance.
Sur la plage, une doyenne yolngu masse le crâne d'une femme de son clan souffrant de migraines. Héritière d'un savoir transmis depuis des générations, elle applique une décoction de feuilles bouillies, dont la matière visqueuse soulage et relie le soin physique à l'esprit du Pays.





Dans la brousse de Numbulwar, l'artiste Rena Guyula prélève des feuilles de pandanus, matière première de ses œuvres. Comme ses aînées depuis des millénaires, elle puise à la source ce qui deviendra fibres et couleurs, reliant la terre aux créations porteuses de mémoire et d'usage.


Pratique millénaire des femmes du clan Nunggayinbala, le tissage du pandanus transforme les fibres récoltées, fendues, séchées et teintes en mémoire vivante du Pays. Chaque panier (wulbung) s'imprègne des récits transmis lors du tissage, devenant véhicule d'un savoir ancestral.
DIALOGUER AVEC LA TERRE
Naminapu Maymuru-White travaille au Buku-Larrnggay Mulka Centre, haut lieu de l'art yolngu, à Yirrkala. Entourée de peintures sur écorce et de poteaux funéraires ancestraux (larrakitj), cette personnalité internationale réalise ici une œuvre monumentale retraçant un récit sacré dont elle est gardienne : le voyage des hommes du clan Guwak, devenus étoiles dans la Voie lactée, reliant les âmes aux ancêtres.





« Le déchet d'une personne devient le trésor d'une autre », confie Lillian Joshua, artiste plasticienne du collectif Numbulwar Numburindi Arts. Dans la décharge transformée en gisement créatif, elle collecte des rebuts qu'elle métamorphose en œuvres où résonnent, dans chaque fibre, l'écho des ancêtres et la résistance du Pays.


Sur les rivages de Numbulwar, hotspot où s'accumulent les filets de pêche dérivants dans le golfe de Carpentaria, rangers et artistes unissent leurs forces. Ici, la ranger Joanne Pomery remet à l'artiste Lillian Joshua des filets récupérés. En transformant ainsi le désastre en œuvres tissées, elle entend donner une voix à la terre et à l'océan meurtris.
AUX ORIGINES DU DIDJERIDOO
Larry Gurruwiwi, du clan Galpu, abat un eucalyptus sous le regard de son frère Vernon. C'est la première étape d'une transformation sacrée : l'arbre deviendra un yidaki, cet instrument lié au Serpent arc-en-ciel (Wititj) et dont le souffle unit la terre, l'eau et la voix des ancêtres yolngu.





Jeremy, Australien non-autochtone intégré au clan, achève la coupe d'un d'eucalyptus pour fabriquer un yidaki. Encore en apprentissage, il opère ici sous l'œil avisé de Larry Gurruwiwi, héritier du maître Djalu. Transmission et partage s'entrelacent.


Les mains de Jeremy et de Larry Gurruwiwi saisissent un tronc d'eucalyptus creusé par les termites. Il sera transformé en yidaki, un instrument sacré, canal du souffle ancestral où se rencontrent la terre, les esprits et l'effort collectif d'une communauté.
CÉLÉBRER L'ÉQUILIBRE DU MONDE
Vernon Gurruwiwi, maître du yidaki (instrument à vent) officie la cérémonie Banumbirr. Son front est couvert de gapan (argile blanche) pour incarner la puissance et la purification, tandis que son pagne de couleur bordeaux rappelle la terre et le sang. Son souffle fait du yidaki un pont sonore entre la terre d'Arnhem et Baralku, l'île des ancêtres.





Si le yidaki est traditionnellement joué par les hommes, son cycle de vie engage aussi les femmes : ce sont elles qui le peignent, l'ancrant dans l'identité clanique et donnant au souffle sacré un corps et des couleurs. Ici, Zelda Gurruwiwi, fille du grand maître Djalu et sœur de Larry, héritier du souffle.


Devant la mer d'Arafura, les femmes vêtues des couleurs de l'arc-en-ciel s'unissent aux hommes pour la cérémonie Banumbirr. Chants et danses guident les esprits vers Baralku, l'île des ancêtres, tandis que cette union sacrée exprime l'équilibre des moitiés Dhuwa et Yirritja, essence du Rom (loi yolngu).


Lors de la cérémonie Banumbirr, Vernon Gurruwiwi, danseur du clan Galpu, porte une couronne et un plumeau blancs représentant les rayons de l'Étoile du matin (Vénus) guidant les esprits vers l'est, là où se lève la lumière et où résident les ancêtres.


Lors de la cérémonie Banumbirr, le visage d'un danseur yolngu est couvert de gapan (argile blanche) et coiffé d'un bandeau de plumes blanches et orangées pour évoquer l'éclat de l'étoile, la puissance de l'ancêtre et l'union de la nuit et du jour.
PARTAGER LES SAVOIRS
Après la pêche, Yolngu et balanda (non-autochtones) adoptés se rassemblent autour du feu. Ces repas partagés incarnent la fraternité quotidienne : l'adoption, loin d'être symbolique, tisse de vrais liens familiaux et spirituels au sein du Rom, la loi qui relie le Pays, les êtres et leurs ancêtres.





Peint de blanc, de rouge et de noir selon les miny'tji (motifs ancestraux), un balanda (non-autochtone) adopté par un clan yolngu entre dans le Gurrutu, la parenté sociale qui relie les êtres à la terre et aux ancêtres. L'adoption le transforme en parent, inscrit dans le Rom, la loi vivante du Pays.


Adoptés par des clans yolngu, ces balandas (non-autochtones) participent au bunggul (cérémonie rituelle) tels des frères. Ils reçoivent un rang et des responsabilités. Ils dansent selon les protocoles de leur moiety, moitié cosmique qui structure la société yolngu, intégrés dans la loi ancestrale.


Cindy Rostron défile lors du Arnhem In Fashion. Mannequin et artiste nunggubuyu, elle mêle mode et tradition, transposant les motifs de son peuple sur les podiums comme dans l'art visuel. Engagée auprès du Bàbbarra Women's Centre, elle défend la place des femmes et la vitalité de la culture yolngu dans le monde contemporain.


Jack Thompson, célèbre acteur australien, a été adopté il y a plus de 25 ans par le clan Gumatj, sous le nom de Gulkula. Dénonciateur d'un « génocide culturel » dans les années 1990, il incarne depuis, au Garma Festival, le lien entre mémoire, terre et réconciliation. Ici devant le drapeau de Blue Mud Bay, symbole des droits maritimes yolngu.
LA RÉSISTANCE CONTINUE
Larry Gurruwiwi, héritier du maître Djalu, incarne la force du souffle ancestral. Avec son frère Vernon, il fait résonner le yidaki (instrument à vent) et les songlines (cartes cosmologiques) de son clan au-delà d'Arnhem Land, portant à la scène internationale l'esprit de la terre et le pouvoir guérisseur des ancêtres. Ici, au festival Garma, avant une tournée européenne.





Icône du rock aborigène, le groupe Yothu Yindi a marqué l'histoire en 1991 avec « Treaty », premier tube en langue yolngu, appelant à un traité jamais signé. Sur scène, Witiyana Marika, membre fondateur, et Yirrmal, jeune héritier du groupe, incarnent la puissance d'une musique où art et politique se confondent.


Arian Pearson, artiste pluridisciplinaire et producteur yolngu, incarne une génération de leaders passeurs entre chants ancestraux (manikay) et sons contemporains. En studio avec Djunmili Yunupingu, il accompagne la création de son nouveau single, transformant les songlines en ponts musicaux universels.


Sur une peau de kangourou, l'aînée du clan Galpu, Zelda Gurruwiwi, trace un traité enraciné dans la loi yolngu (Rom). Dans la lignée des pétitions sur écorce de 1963, ce geste affirme une souveraineté millénaire : la loi demeure, inscrite sur le Pays et portée au nom des ancêtres.


Abbey Yunupingu, jeune leader yolngu du clan Gumatj, s'entretient avec le Premier ministre Anthony Albanese après son discours au Garma Festival. Engagée pour les droits autochtones, elle plaide pour une éducation de qualité sur leur terre, sans rompre le lien vital à la culture et au Pays.
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LA PHOTOGRAPHE  SOPHIE ANSEL
Sophie Ansel est photojournaliste, réalisatrice et auteure. Basée en Australie, elle documente les peuples aborigènes après dix ans passés en Asie du Sud-Est, à travailller notamment sur le génocide cambodgien et les minorités birmanes. Plongeuse professionnelle, elle a collaboré au film Chasing Coral (primé en 2017 au Sundance Film Festival) et documenté plusieurs expéditions sous-marines. Ses reportages ont été diffusés sur France 2, M6 et RFI, et publiés dans La Croix, VSD et la revue Natives. Elle est également l'auteure de plusieurs ouvrages parus chez Plon, La Martinière, Steinkis et Delcourt.