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HAZARIBAGH UN TSUNAMI ÉCOLOGIQUE
DHAKA, BANGLADESH © ZEPPELIN
Hazaribagh est l'un des endroits les plus pollués de la planète. Tanneries, déchetteries et farines animales empoisonnent cette banlieue dont les trois quarts des habitants meurent avant cinquante ans. Le quartier représente tout ce qui répugne l'homme et en même temps, tout ce qu'il est prêt à faire pour survivre. Une situation dramatique à l'embouchure de l'exode rural.
La survie au prix de toutes les corvées

Il est un quartier qui n'a pas son pareil pour souiller l'homme et sa dignité. Vaste zone d'activités en marge de la capitale, Hazaribagh fait profil bas au Bangladesh. Un quartier que personne ne veut connaître mais dont les torts résonnent dans tout le Bengale. Là-bas, pauvreté et pollution règnent sur la population et seuls quelques investisseurs s'en tirent à bon compte. Du travail il y en a, du coeur à l'ouvrage moins. Il faut dire que travailler, manger et dormir à Hazaribagh ne ravit personne. Tous les jours, les habitants effectuent les tâches les plus ingrates de la ville pour quelques bouchées de riz. Pas cher payé pour des vies en sursis.

Hazaribagh constitue le triste visage d'un pays dont on conçoit mal qu'il soit en voie de développement. Le Bangladesh accumule un retard considérable sur le reste du monde et les compromis qu'il concède n'arrangent pas la tendance. En encourageant la concentration d'activités polluantes en amont de la capitale, Hazaribagh est devenu un des quartiers les plus pollués de la planète. Un quartier dont les habitants survivent entre l'eau souillée des tanneries, l'air carboné des briqueteries, l'odeur des farines animales et les champs comblés d'ordures.

Rien n'est perdu, tout est récupéré. Ailleurs dans le monde, quand il s'agit de traiter les déchets, putrescibles ou encombrants, tous les moyens sont bons pour y parvenir. Au Bangladesh, le défaut de structures et l'extrême pauvreté ont fait du traitement des déchets une véritable filière économique. On ne connaît pas de pays plus pauvre pour sous-traiter ou évacuer l'indésirable, alors quitte à le faire, autant en tirer profit. À l'image des chantiers de démantèlement de navires à Chittagong, les habitants d'Hazaribagh récupèrent et transforment tout ce qu'une ville comme Dhaka peut régurgiter.

C'est dans le quartier le plus pollué au monde, dans le plus pauvre des pays qu'on recycle le mieux. Organisés en collectivités et tenus par des grossistes, les chiffonniers d'Hazaribagh forment la dernière classe sociale de cette énorme fourmilière. Par absolue nécessité, essentiellement composés de femmes et d'enfants, les chiffonniers sillonnent la capitale pour en fouiller les décharges à la recherche du moindre bout de plastique, des bouchons de bouteilles aux boutons de manchettes, tout ce qui pourra être recyclé. Une filière non négligeable pour la fabrication d'objets simples tels que des tongs, pots de chambre, ustensiles de cuisine etc. Même les industriels chinois en profitent pour sous-traiter leurs commandes. Il faut dire qu'au Bangladesh, la main d'oeuvre ne vaut rien ou presque.

Tout ce que Dhaka avale en une journée, Hazaribagh le régurgite le lendemain. La filière animale est la plus manifeste. Les résidus du bétail abattu et consommé par une ville de 18 millions d'habitants pèsent lourd dans l'économie locale. Ainsi, les bovins sont les plus rentables. Les peaux sont tannées pour le cuir. Le gras dégagé lors du tannage sert de solvant organique dans la fabrication de colle et de peinture. Les os sont broyés pour faire des boutons, des gélules et les mâchoires pour faire de la brillantine. Les panses, les queues et les cornes de buffles sont réduites en poudres médicinales et exportées en Chine. Les matériaux d'équarrissage sont mélangés aux tripes pour être bouillis avec les chutes de cuir pleines de chrome. Séchée au soleil, la mixture protéique servira de farines animales pour la volaille et l'élevage bovin. Entre temps, les farines seront traitées par des solvants organiques telles que l'hexane, même si en Europe, personne n'a oublié que les prions résistent aux faibles chaleurs que seul un processus industriel peut vaincre. Idem pour l'élevage des crevettes dont les farines proviennent des déchets de poisson traités de la même façon. Quant aux écailles, elles sont séchées avant d'être exportées en Corée du Sud, en Thaïlande et au Japon. Autant d'activités nauséeuses qui empestent l'air d'Hazaribagh.

À l'ouest de Dhaka, Hazaribagh apparaît comme une immonde verrue dont il vaut mieux détourner son chemin. Sis en bordure de la rivière Buriganga, le quartier s'empoisonne chaque jour de quelques 15 000 mètres cubes de produits toxiques recrachés par ses 270 tanneries et teintureries. Les eaux polluées s'accumulent dans les parties basses de la ville, au niveau des digues qui la protègent, et sont détournées dans les points de rétention d'eau des quartiers pauvres. Lors des fortes chutes de pluie, les polluants pénètrent dans des milliers de maisons et contaminent tout sur leur passage. On estime par ailleurs que seuls 18% des écoulements domestiques entrent dans le système d'égouts. La rivière elle-même ressemble à une langue de bile noire dont les effluves méphitiques saisissent à la gorge. Une noirceur qui tranche avec l'éclat des sourires blancs et des saris multicolores. À force de survivre à Hazaribagh, ses habitants ont fini par y vivre.


Le fruit pourri de l'exode rural

Dhaka attire les travailleurs de tout le Bangladesh. Chaque jour, chaque nuit, ils prennent le bateau ou le train pour rejoindre les lumières de la capitale. Véritable eldorado pour les plus pauvres, Dhaka accueille près de 800 000 habitants chaque année. Un exode rural comme le monde entier en a connu, mais qui prend cette fois des proportions inédites. Dhaka est en train de devenir une des plus grosses villes du monde. Chacun veut sa part du gâteau, mais en débarquant sur le quai, les migrants déchantent vite. Le travail ne manque pas, mais quelle misère !

Un peu partout dans les campagnes, il est commun d'envoyer l'aîné d'une fratrie ou le plus débrouillard à Dhaka. C'est à lui que revient la charge de ramener beaucoup d'argent à la famille. Il y aura toujours un cousin pour raconter tout et n'importe quoi sur le train de vie des citadins, mais quand l'innocent arrive avec son baluchon, la mégapole ne l'attend pas. Sans autre expérience que le travail des champs, il se voit proposer les métiers les plus misérables. Bon nombre deviennent conducteurs de rickshaw, mais les moins chanceux ne trouvent du travail qu'à Hazaribagh : trier les ordures, fondre le plastique, tanner le cuir, briser les os, cuir la tripaille, sécher les écailles. Il y a de quoi faire. Les mains sales et le coeur retourné, les hommes ne parviennent pas à raconter l'horreur du quotidien à leurs familles. Mariés ou fiancés avant leur départ, ils finissent par ramener leurs conjointes avec eux. Mais rares sont ceux qui peuvent entretenir toute une famille, alors femmes et enfants se mettent rapidement au travail.

Trouver du travail est une chose, vivre décemment en est une autre. La décence a disparu d'Hazaribagh lorsque la file d'attente s'est allongée. Des logements ont été agencés ça et là mais les conditions de vie ne se sont jamais améliorées. Il est même pire que le quartier soit habité étant donné que la situation sanitaire est directement imputable aux activités locales. C'est là que réside le premier problème d'Hazaribagh : une déchetterie attirera toujours du monde. Les promoteurs peu scrupuleux l'on bien compris et s'empressent de saisir les loyers conséquents. Installées sur pilotis, les baraques de tôle et de bambou défient la pesanteur pour échapper aux crues. Soutenues par des troncs de bambou atteignant facilement six mètres, les baraques sont regroupées pour résister aux courants les plus forts. Un îlot d'habitations est la propriété d'un seul homme : un bailleur qui met à disposition un point d'eau, deux latrines et une cuisine commune. Trois générations peuvent vivrent sous le même toit de tôle, dans une seule pièce de quelques dix mètres carrés et pour un loyer de sept euros. Une fortune pour celui qui n'a pas prévu de faire travailler ses enfants.

La réduction de l'espace vital n'est pas la seule difficulté rencontrée par les habitants. La concentration des activités polluantes, l'insalubrité des conditions de travail et la vulnérabilité des plus jeunes consacrent un bilan dramatique à l'état sanitaire du quartier. La situation concerne notamment l'eau puisée à faible profondeur. Pourtant souillée par les produits toxiques, par les déchets en décomposition et les excréments humains, l'eau est rarement bouillie. Les habitants d'Hazaribagh, le plus souvent illettrés, ignorent qu'il ne suffit pas de filtrer l'eau avec un sari pour la purifier. Alors si les dysenteries sont monnaies courantes au Bangladesh, d'autres symptômes se suivent et se ressemblent : problèmes respiratoires, problèmes de peau, infections, jaunisses. tous résultants de cette suffocation urbaine contre laquelle s'indignent en vain les environnementalistes du monde entier. Les files d'attentes s'allongent devant les dispensaires où des médecins consultent deux fois par semaine. Fort de son expérience, le Dr Sharif Akuntar explique que certaines maladies n'existent qu'ici : « Si un jeune médecin prenait ma place, il ne saurait pas soigner la plupart des patients. Il faut avoir vécu dans ce quartier pour savoir que le meilleur médicament et le moins cher, c'est un séjour d'un mois à la campagne. Allez expliquer ça à ceux qui vivent au jour le jour ! » Il soupire en pointant une mortalité infantile impensable au XXIe siècle. Une surmortalité à peine quantifiée, le recensement des vivants étant déjà aléatoire. Partir ? 800 000 Bangladeshis font chaque année le choix contraire en quittant la pauvreté des campagnes.

Hazaribagh représente tout ce que l'homme fuit et en même temps, tout ce qu'il est prêt à faire pour survivre. Les investisseurs et les journaliers font tourner le quartier comme un anthropophage sans égout ni soleil. Un champ de bataille où les hommes tombent sans voir l'ennemi, comptant pour seule retraite l'espoir de jours meilleurs pour leurs enfants. Les trois quarts des hommes qui travaillent ici meurent avant cinquante ans. Un aller simple en enfer pour tous ceux qui rêvaient d'une vie meilleure à la capitale. Un problème qui ne date pas d'hier, mais qui reste entier. Pire, personne au Bangladesh ne semble se soucier davantage de la situation. Les résignés d'Hazaribagh vaqueront à leurs corvées aussi longtemps que durera leur silence.

© ZEPPELIN










LES PHOTOGRAPHES ZEPPELIN
Géographes et photojournalistes, Bruno VALENTIN et Julien PANNETIER ont fondé ZEPPELIN en 2008. Ils voyagent pour comprendre comment les Hommes gèrent et utilisent l'espace. Ils travaillent main dans la main pour réaliser des reportages et les proposer à la presse française et internationale. Du golfe du Bengale à l'aiguille du Midi, des moines de la Grande Chartreuse aux officiers de la Marine nationale, ils signent toutes leurs images ZEPPELIN.