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TABACULTURE LE SECOND SOUFFLE
SAINT-PIERRE-D'EYRAUD + BERGERAC, NOUVELLE-AQUITAINE, FRANCE © NICOLAS MATHYS / AGENCE ZEPPELIN
La fumée part, la nicotine reste. Suite à la politique française anti-tabac, les vapoteurs remplacent peu à peu les fumeurs. En Dordogne, autrefois fief de la tabaculture, les surfaces de production se sont effondrées, mais d'irréductibles paysans continuent de cultiver cette plante en se tournant vers de nouveaux marchés. En partenariat avec un semencier pour fournir l'entreprise bordelaise VDLV, ils répondent aux nouvelles exigences de la cigarette électronique. Entre innovation et circuit-court, le clope made in France renaît de ses cendres.

Monopole d'État de 1681 jusqu'en 1970, la culture du tabac requérait peu de superficie pour être rentable. Elle assurait jusqu'alors une rentrée d'argent annuelle significative pour les producteurs, certains la qualifiant même de « sécurité sociale des paysans ». Victime de la fin des aides publiques, puis de la concurrence internationale, la filière n'a eu de cesse de péricliter, fragilisant le tissu économique de petites exploitations en polyculture qui ont dû se reconvertir. La fermeture en octobre 2021 de la dernière usine de tabac française, à Sarlat, obligera les producteurs à vendre leur tabac ailleurs en Europe, comme en Italie ou en Pologne. Mais en Dordogne, quelques tabaculteurs ont saisi l'opportunité d'un nouveau débouché. Ainsi, la ferme Escupeyrat destine désormais ses plants de Nicotiana tabacum à la fabrication de liquide pour des cigarettes électroniques.
UN TERROIR EN MUTATION

Le tabac est récolté entre les mois de juillet et d'octobre, selon la variété cultivée et les conditions météorologiques. Depuis 2019, le GAEC Escupeyrat Frères cultive du tabac destiné aux cigarettes électroniques. Les plants sont plus petits que ceux cultivés traditionnellement en France, car cette nouvelle industrie requiert des feuilles avec une concentration plus élevée en nicotine.
[Saint-Pierre-d'Eyraud, Dordogne, France, le 5 septembre 2022] Éric Escupeyrat conduit une aubuguette, une motofaucheuse pour récolter le tabac. Si par le passé, l'exploitation a tenté de se mécaniser avec une « récolteuse auto-chargeuse » qui avançait à 2  km/h (une bonne moyenne), cette option a été finalement abandonnée. En effet, les feuilles étaient trop abîmées pour la production de nicotine, tandis que la récolte manuelle –  plus délicate  – assure moins de pertes.





[Saint-Pierre-d'Eyraud, Dordogne, France, le 5 septembre 2022] Embauchée pour la saison, une employée récolte des feuilles de tabac. Au second plan, Christelle Escupeyrat opère le tracteur de la cargaison. La récolte manuelle nécessite beaucoup de main d'œuvre, et la ferme Escupeyrat, comme de nombreux producteurs, en manque souvent. Cela implique de longues heures d'un travail pénible, de l'aube au crépuscule.


[Saint-Pierre-d'Eyraud, Dordogne, France, le 5 septembre 2022] Un employé dépose les feuilles de tabac qu'il vient de récolter. Ici, la remorque permet d'emporter environ 3 rangs de tabac de 30 à 50 mètres chacun. Une vingtaine de rangs sont répartis sur chaque planche. Durant cette récolte, la ferme exploitera 5 planches de tabac.
La dessiccation du tabac est réalisée dans des hangars plus ou moins aérés. Il s'agit d'évacuer l'eau des feuilles avant l'arrivée de l'hiver (jusqu'en novembre ou décembre, selon les conditions). Ici, au GAEC Escupeyrat Frères, le séchoir est de confection relativement moderne, avec un toit en tôle et sans étage. Il répond aux besoins de l'industrie de la cigarette électronique, avec des feuilles très concentrées en nicotine, donc plus petites que dans la tabaculture traditionnelle.


[Saint-Pierre-d'Eyraud, Dordogne, France, le 5 septembre 2022] Éric Escupeyrat réalise des encoches sur les pieds de tabac, au niveau de chaque tige, afin de les suspendre à un fil.


[Saint-Pierre-d'Eyraud, Dordogne, France, le 5 septembre 2022] Traditionnellement, on réalisait une « manoque », une technique consistant à lier 24 feuilles avec une vingt-cinquième.
LA DERNIÈRE RÉCOLTE TRADITIONNELLE

En 2021, suite à la fermeture de l'usine de tabac à Sarlat, le GAEC Escupeyrat Frères est contraint d'effectuer sa dernière récolte dite « classique », avec un tabac destiné à la consommation de cigarettes et cigares, pour les pipes et les chichas, à chiquer ou à priser.
[Saint-Pierre-d'Eyraud, Dordogne, France, le 23 novembre 2021] Christelle Escupeyrat présente du tabac « Virginie » ou tabac « blond » en fin de séchage. Suspendue dans un hangar depuis la fin de l'été, chaque feuille a évacué l'eau qui la composait. Le séchoir permet de maîtriser la température et l'hygrométrie afin de préserver la qualité des feuilles. Ainsi, le séchage du tabac peut prendre plusieurs semaines, selon les conditions atmosphériques et les méthodes utilisées.





[Saint-Pierre-d'Eyraud, Dordogne, France, le 23 novembre 2021] Christelle Escupeyrat soulève le film polyéthylène qui constitue la paroi d'un séchoir à tabac. Lorsqu'un vent de nord-est est constaté, les séchoirs sont généralement ouverts pour faciliter le séchage. Ce processus prend donc plusieurs semaines, selon les conditions atmosphériques et les méthodes de séchage utilisées.


[Saint-Pierre-d'Eyraud, Dordogne, France, le 23 novembre 2021] Plusieurs méthodes de séchage existent selon la capacité et l'aménagement des hangars. Ici plusieurs feuilles de tabac sont accrochées à un même fil vertical. À la fin de l'automne, ce tabac qui sèche depuis la fin de l'été est prêt à être décroché. Il faut pour cela choisir un jour où l'hygrométrie est faible.


[Saint-Pierre-d'Eyraud, Dordogne, France, le 22 novembre 2021] Éric Escupeyrat décroche les faisceaux de feuilles de tabac suspendus au premier étage d'un séchoir en bois. Tel un équilibriste, il se meut à 2,5 mètres du sol sur une planche qu'il déplace entre les lambourdes. Ce séchoir dit « cathédrale » mesure 20 mètres de long par 8 mètres de large. Il peut contenir 20 000 pieds de tabac suspendus à des ficelles. « Vu qu'un pied de tabac vert pèse environ 500 grammes, ici on peut accrocher à peu près 10 tonnes, ce qui, après séchage, ne représente plus que 1,5 à 1,8 tonne », témoigne l'agriculteur.


[Saint-Pierre-d'Eyraud, Dordogne, France, le 22 novembre 2021] >La famille Escupeyrat et des amis paysans trient les feuilles de tabac séchées en fonction de leur qualité. Les plus belles sont réservées aux cigares et cigarettes haut de gamme. Les feuilles de qualité inférieure sont utilisées pour produire des cigarettes moins chères. Une fois triées, les feuilles de tabac sont rangées dans des bacs afin d'être transportées vers les usines de transformation. La fermeture en octobre 2021 de la dernière usine de tabac française, à Sarlat, obligera à vendre cette production ailleurs en Europe, comme en Italie ou en Pologne.
UNE VALEUR PATRIMONIALE

Emblématiques du patrimoine tabacole, les séchoirs « cathédrales » parsèment encore les paysages du Sud-Ouest français. Au XXème siècle, on recensait plus de 5000 hangars de ce type en France, mais beaucoup sont aujourd'hui en ruine. Des passionnés tentent de souligner leur valeur patrimoniale auprès de la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC).


[Saint-Pierre-d'Eyraud, Dordogne, France, le 23 novembre 2021] Monsieur Pigeon pose devant le séchoir à tabac qu'il a exploité avec son épouse jusqu'au début des années 2000. Ensemble, ils produisaient quelque 30 000 pieds de tabac par an. Ils ramassaient, triaient puis envoyaient le tabac à la SEITA. « Durant toute la seconde moitié du XXème siècle, toutes les exploitations agricoles possédaient des plants de tabac, car c'était facile à cultiver », témoigne le retraité.


[Bergerac, Dordogne, France, le 24 novembre 2021] Certains séchoirs ont été préservés, soit par des collectivités locales qui les ont restaurés pour les transformer en attractions touristiques ou éducatives, soit par des particuliers qui les ont achetés pour les rénover. Ici, Pierre Tailliez pose sur la terrasse du gîte « Combe Brune ». Il s'agit d'un ancien séchoir à tabac, long de 50 mètres, qu'il a lui même réhabilité en 2013. Il n'abritait plus de tabac depuis les années 1970.
UNE PÉPINIÈRE SUR L'EAU

Comme ses confrères, le GAEC Escupeyrat Frères assure la germination de ses plants de tabac sous serre. C'est là que les agriculteurs procèdent au « semis flottant » consistant à faire germer les graines au contact de l'eau. Déposée sur un substrat de tourbe, lui-même contenu dans l'alvéole d'un plateau en polystyrène, chaque graine propulse ses racines dans l'eau contenant une solution nutritive. Lorsque la germination est suffisante, le jeune plant peut être replanté en pleine terre.
[Saint-Pierre d'Eyraud, Dordogne, France, le 16 mai 2022] Christelle Escupeyrat prépare des blocs de polystyrène dans lesquels seront déposées les graines de tabac. Au premier plan, de jeunes plants baignent déjà dans l'eau.





[Saint-Pierre d'Eyraud, Dordogne, France, le 23 novembre 2021] Les graines de tabac fournies à la famille Escupeyrat ne mesurent pas plus d'un millimètre. Une fois mature, la plante peut atteindre 2 à 2,5 mètres de haut. Sa croissance sera toutefois freinée par les agriculteurs qui optent pour le brûlage des bourgeons afin de concentrer la nicotine dans le bas de la plante.


[Saint-Pierre d'Eyraud, Dordogne, France, le 16 mai 2022] Christelle Escupeyrat soulève un bloc de polystyrène qu'elle a préalablement rempli de terreau et de graines de tabac. Depuis, les racines se sont développées dans l'eau, et les premières feuilles atteignent une envergure d'une quinzaine de centimètres. Les jeunes plants sont alors prêts à être replantés en plein champ.
LE SAVOIR-FAIRE DU SEMENCIER

Installé en 2015, Bergerac Seed & Breeding (BSB) succède à l'Institut du Tabac de Bergerac. Seule entreprise opérant des sélections variétales de tabac en France, et leader en Europe, le semencier produit, avec 3 hectares de champs, le pollen nécessaire à l'élaboration de graines pour le marché agricole français, le reste étant commercialisé en Union européenne, en Afrique et en Asie. Produites en partenariat avec les agriculteurs du Bergeracois, ces graines sont in fine destinées à l'industrie de la cigarette électronique, du cigare ou encore de la chicha.
[Bergerac, Dordogne, France, le 23 novembre 2021] Créé en 1927, l'Institut du Tabac de Bergerac a fermé ses portes en 2014, non sans manifestations. Le groupe britannique Imperial Tobacco, propriétaire de la SEITA depuis 2008, ne conservera sur place qu'un laboratoire de génétique appliquée (embryon du Bergerac Seed & Breeding), soit 5 emplois dont il se délestera en 2021.





[Bergerac, Dordogne, France, le 29 septembre 2022] Catherine Poisson, responsable de la production et commercialisation des semences, entre dans une serre où croissent des plants de tabac sélectionnés. En gestion d'une collection de quelque 1100 variétés de Nicotianées, Bergerac Seed & Breeding (BSB) doit également en cultiver pour « rafraîchir » les semences les plus anciennes.


[Bergerac, Dordogne, France, le 29 septembre 2022] Catherine Poisson consulte la séminothèque qui renferme plus de 1100 variétés de Nicotianées, dont près de 800 de tabac. Accumulé par l'Institut du Tabac de Bergerac entre 1927 et 2014, aujourd'hui conservé par BSB, ce patrimoine unique en Europe est déclaré « collection nationale » par le Conservatoire des collections végétales spécialisées (CCVS).


[Bergerac, Dordogne, France, le 29 septembre 2022] Protégé des volatiles particules de nicotine, Nicolas François, technicien en agronomie, opère une machine utilisant une technique de soufflage pour séparer les capsules des graines ; chaque capsule pouvant contenir jusqu'à 11 000 graines.


[Bergerac, Dordogne, France, le 29 septembre 2022] Des tests de germination sont réalisés pour optimiser la tabaculture et répondre aux nouvelles exigences des industriels. Les agronomes réalisent ainsi de la sélection variétale d'une année à l'autre. En 2022, ils attendent 150 kg de graines.
DE NOUVELLES EXIGENCES

Le GAEC Escupeyrat Frères est parmi la dizaine de producteurs français contractés par Bergerac Seed & Breeding (BSB) pour cultiver des plants de tabac portes-graines. En recherche permanente sur les différentes variétés de Nicotiana tabacum, le semencier répond aux exigences de l'industrie de la cigarette électronique, du cigare ou encore de la chicha. Une production de « niche » à laquelle la famille Escupeyrat contribue depuis 2012.
[Saint-Pierre d'Eyraud, Dordogne, France, le 19 août 2022] Christelle Escupeyrat pollinise les fleurs de tabac avec le pollen fournit par Bergerac Seed & Breeding. Un gramme de pollen coûte en moyenne 30 euros. Pour cette variété de tabac, les plants sont généralement mis en pleine terre en juin, puis théoriquement récoltés en novembre.





[Saint-Pierre d'Eyraud, Dordogne, France, le 19 août 2022] Le fruit du tabac se forme jusqu'en octobre. Il s'agit d'une capsule qui s'ouvre par le dédoublement de ses cloisons pour libérer plus de 10 000 graines. Chaque année, Bergerac Seed & Breeding attribue ainsi de nouveaux contrats aux producteurs selon les besoin de ses clients, le dernier en date pour la famille Escupeyrat s'élevant à une attente de 8 kg de graines, un kilo leur rapportant environ 980 euros.


[Saint-Pierre d'Eyraud, Dordogne, France, le 19 août 2022] Chez les Escupeyrat se côtoient des parcelles de « tabac porte-graines » et de « tabac nicotine ». Ce dernier est destiné aux cigarettes électroniques, impliquant des pratiques culturales différentes. Trois à cinq fois par saison, les agriculteurs doivent notamment brûler les bourgeons pour limiter le développement de la plante qui concentre ainsi sa nicotine. Si nécessaire, il faut aussi tailler à la main.
FOURNIR LA CIGARETTE ÉLECTRONIQUE

L'entreprise VDLV fabrique du liquide pour les cigarettes électroniques depuis 2012. Installée dans l'agglomération bordelaise, elle transforme des feuilles de tabac à forte contenance en nicotine, avec pour mot d'ordre : la traçabilité. Elle commercialise ainsi plusieurs marques telles que Vincent dans les Vapes, CirKus, ou V'Ice qui, en 2023, ont décroché le label « Origine France Garantie » dans un marché en pleine expansion.
[Cestas, Gironde, France, le 19 mai 2022] Jean-Marc, employé de VDLV, broie des feuilles de tabac brun pour les transformer en copeaux. Équipée d'un filtre à oxygène, sa combinaison le protège de la poussière de tabac dangereuse lors d'une exposition prolongée.





[Cestas, Gironde, France, le 19 mai 2022] Florian, technicien de VDLV, supervise l'extraction de la nicotine. Les copeaux de tabac sont d'abord infusés dans de la lessive de soude. Ainsi chargé en nicotine, le macérat est ensuite distillé à deux reprises dans un alambic. Séparée de la vapeur d'eau, la nicotine est finalement re-diluée pour obtenir un produit consommable. Elle serait effectivement mortelle à l'état pur.


[Cestas, Gironde, France, le 19 mai 2022] L'entreprise VDLV opère dix lignes de production automatisées, avec près d'une centaine d'employés sur site. Ici, un technicien contrôle le conditionnement et l'étiquetage des flacons d'e-liquide avant de les mettre en carton. Commercialisés dans des flacons de 10 ml, la « nicotine vapologique » (produit de base de l'entreprise) et ses arômes s'adressent aux amateurs du vapotage.
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LE PHOTOGRAPHE NICOLAS MATHYS
Aventurier et passionné d'explorations, Mathys, comme il aime qu'on l'appelle, s'intéresse aux milieux montagneux et polaires, et ce, depuis une expédition autonome en Islande. Ces dernières années, la découverte des étendues sauvages canadiennes, où il a été formé comme « guide de plein air », lui a permis de rencontrer les populations autochtones nord-américaines : les Premières Nations. Désormais installé dans le Sud-ouest de la France, il partage son temps entre les Pyrénées, les pays bordant l'Arctique et le reste du monde.