Transpirant en caleçon dans leur petite chambre d'hotel de Luang Prabang, clim à fond,
Romain et Simon, les deux seuls Français au départ du BikingMan Laos terminent de préparer
leurs vélos. Dehors il fait 40°C. Un texte de 12 000 signes est disponible à la demande.
« Ouf ! Aucun des vélos n'a été abîmé durant le transport ! » se réjouit Simon Noël. Pourtant sa sacoche de vélo a visiblement été « balancée » durant son transit, le support en métal du vélo à l'intérieur est tordu… mais la machine n'a rien. La préparation du matériel pour une course sans assistance est très technique. « En fait le gros défi c'est les batteries ! Il faut qu'on puisse recharger nos GPS, nos phares, nos téléphones, … car aucun de ces équipements ne peut tenir la durée de la course. » Du coup ils utilisent des « power-banks », dont les câbles USB sortent de leurs sacoches de cadre et peuvent se brancher directement sur les appareils à recharger, tout en roulant afin de perdre le minimum de temps.
Simon Noël a 33 ans, est informaticien et vit à Dubaï. Romain Level, 32 ans, est commercial dans la grande distribution et vit à Paris. Ils se sont rencontrés lors du BikingMan Oman, l'an dernier en 2018 : « On se tapait un vent de face horrible » se souvient Simon. « Au final on a dû rouler 500 km ensemble durant cette course ! Ensuite on a signé pour Taïwan en équipe assez rapidement, et on a gagné en catégorie équipe ! Super expérience, qu'on veut renouveler cette fois-ci au Laos. » Depuis, ils sont devenus très proches, et se retrouvent parfois pour rouler ensemble, hors compétition, en France ou à Dubaï.
Si Simon est plutôt habitué à la chaleur, en s'entrainant toute l'année à Dubaï, ce n'est pas le cas de Romain. « On est allé rouler un peu hier, après le voyage, il faisait 40°C… moi ça m'a plutôt rassuré car je trouve qu'il fait moins chaud que chez moi ! Par contre ça a fait peur à Romain ! » Le Parisien appréhende vraiment l'effet de la chaleur, comme la plupart des coureurs. Le cyclisme d'ultra-endurance, ou ultra-cyclisme, est la discipline qui mêle tout ce qu'ils aiment dans le vélo, à ce stade de leur pratique cycliste : effort au long cours, découverte, voyage, aventure. Comme beaucoup d'autres, ils se sont lassés de la compétition classique, et aspirent à quelque chose de plus enrichissant.
« Avec le BikingMan, j'ai voulu permettre à monsieur-tout-le-monde de ressentir ce que j'ai vécu au cours de mes nombreuses aventures à vélo, et en particulier les plus difficiles où l'effort et l'exploration se mêlent et créent une expérience humaine et sportive inoubliable » explique Axel Carion, 33 ans, le jeune créateur de ce championnat d'ultra-cyclisme. Après plusieurs grandes expéditions cyclistes, cet aventurier établit en 2017 le nouveau record du monde de la traversée de l'Amérique du Sud à vélo sans assistance : 10 685km et 74 600 m de dénivelé positif en moins de 50 jours ! Ainsi rompu aux nombreux défis logistiques imposés par ce type d'expéditions, il décide alors de créer le BikingMan, afin de permettre au cycliste « lambda » d'accéder à l'aventure des courses extrêmes, mais en s'épargnant le casse-tête de l'organisation.
Race Across America, Transcontinental, … les courses cyclistes d'ultra-distance sont une nouvelle tendance dans le monde du cyclisme, à contre-courant des compétitions traditionnelles et controversées telles que le Tour de France. Non seulement l'assistance est réduite au strict minimum, contrairement aux grandes épreuves traditionnelles, mais en plus les participants ne sont généralement pas des professionnels, la plupart sont des cyclistes amateurs qui souhaitent avant tout se dépasser et terminer la course. Parmi eux, une poignée sont des aventuriers semi-professionnels ou professionnels qui collectionnent les défis en tous genre.
Lundi 20 mai, départ de la course.
« J'en ai mal à la tête d'excitation, » avoue Allison Baete, jeune Belge de 34 ans, sur la ligne de départ nocturne à Luang Prabang à 4h30 du matin. Elle participe à sa toute première course d'ultra-distance, en duo avec son ami Xavier Massart, ultra-cycliste professionnel de 32 ans. Elle est aussi la seule femme à s'aligner. Pour cette première course BikingMan au Laos, il n'y a que 15 « fous » au départ, venus du monde entier.
Cette première journée de course est censée être la plus chaude, avec du beau temps et une
température montant jusqu'à 45°C.
Après 188 km, dont une bonne centaine de caillasse sur des routes en travaux et après la première grande ascension de la course à 1300 mètres d'altitude, les deux Français s'accordent une pause à l'ombre d'une gargotte en bord de route. Ils sont déjà bien marqués par l'éprouvante matinée, et ont déjà plus de 8 heures dans les pattes. « J'entendais Romain souffler tellement fort dans mon dos dans la montée du col, j'ai cru qu'il allait y passer ! » rigole Simon. Comme prévu ce dernier supporte plutôt bien la chaleur mais Romain est déjà en surchauffe.
« Quand le soleil s'est levé… pouah ! J'ai commencé à surchauffer direct. Mais Simon est super gentil avec moi depuis qu'on a commencé à grimper. »
« J'essaie de le garder en vie ! » justifie son camarade.
Alors qu'ils refont le plein d'eau en bouteilles avant de repartir, la gérante de l'échoppe qui ne voit passer tous les jours ce genre d'énergumènes, pose enfin la question qui lui brûle les lèvres depuis leur arrivée : « Où allez-vous donc comme ça ? » « À Phakbeng ! » lui répond Simon. Les yeux ronds, elle reprend « … Pourquoi ? ».
Les deux coureurs laotiens de la course arrivent au même moment, pour une courte halte. Ces régionaux de l'étape échangent quelques mots, mangent un bout rapidement, refont le plein d'eau et repartent sans trainer. Ils ont l'air frais… ou pas. Quelques kilomètres plus loin, Thavisack Souvannara s'arrête sur le bord de la route et vomit. Encore quelques kilomètres plus loin, il abandonnera, récupéré à la petite cuillère par son coach. « Ah ça rassure ! » lâche Simon en apprenant les déboires du Laotien qui l'impressionnait une demi-heure auparavant.
Même réaction quand il apprendra quelques heures plus tard que Rodney Soncco, le Péruvien vainqueur du championnat BikingMan 2018 a atteint le premier point de contrôle, au kilomètre 327 épuisé et atteint d'un violent coup de chaleur.
« J'entendais Romain souffler tellement fort dans mon dos dans la montée du col, j'ai cru qu'il allait y passer ! »
Les deux Français font régulièrement des pauses à l'ombre. Ils sont adossés cette fois-ci au mur d'une maison sous les yeux éberlués du propriétaire.
« C'est l'enfer ! Depuis la fin de la descente du premier grand col, on doit faire des pauses toutes les 30 minutes ! On n'avance pas ! » râle Romain.
41°C à l'ombre, le bitume fond.
« Et comme si c'était pas déjà assez dur, on est en plus collés à la route ! » ajoute-t-il, rigolant qu'à moitié :
« C'est BikingMan version dégueulasse. »
Simon, qui cherche toujours à remonter le moral de son ami, risque :
« Une fois que la température va repasser sous les 37°C, à la tombée de la nuit, on devrait avoir moins de mal à réguler notre température… non ? »
Belle théorie, à vérifier.
Mardi 21 mai, la jungle.
C'est la section de 80 km redoutée par tous. L'organisation demande d'éviter de la rouler de nuit, et dans tous les cas, tous les coureurs ainsi que les journalistes doivent informer
l'organisation lorsqu'ils y rentrent comme lorsqu'ils en sortent. Isolée, relief ultra casse-pattes
constitué uniquement de montées et de descentes très raides sur une route en très mauvais état, pleine de nids de poules et de cailloux. Peu de points de ravitaillement aucun hébergement, quasiment pas de réseau téléphonique.
Après une première montée à 15%, Romain s'arrête déjà, dégoulinant de sueur, et craque :
« J'en ai marre, là… En fait je vois pas l'intérêt. Si Axel [l'organisateur, ndlr] voulait faire une course pour faire abandonner tout le monde, ben voilà ! Super, merci mec ! »
Il relève le front, qu'il avait appuyé sur son guidon, et regarde Simon, qui lui reste calme : « Toi tu penses que tu peux t'enquiller 80 kilomètres comme ça ? »
Pragmatique, celui-ci répond : « Ben j'ai pas vraiment le choix en fait ! Je vais prendre chaque montée l'une après l'autre… »
Et ils repartent. Une montée après l'autre.
Pendant ce temps Rodney Soncco le péruvien a fait demi-tour après quelques kilomètres, pour
retourner dormir au premier point de contrôle. Il songe à abandonner, il fait trop chaud, il n'en
peut plus. Il repartira 10 heures plus tard et ralliera l'arrivée. D'un trait.
Mercredi 22 mai, sous des seaux d'eau.
Alors que les premiers en terminent à Luang Prabang, et que les derniers jettent l'éponge à
l'arrière, Romain et Simon attaquent l'ascension du col de Kasi, au sommet duquel se trouve le
deuxième point de contrôle (kilomètre 577). C'est la plus longue du parcours avec 30 km de montée jusqu'à 1850 mètres d'altitude.
Après quelques kilomètres d'ascension, les deux Français dépassent - sans même le voir - un autre ultra-cycliste professionnel, Jonas Deichmann. C'est le moment que la pluie choisit pour s'inviter à la fête. Brutalement, abondamment. Des semaines que tout le pays l'attend. Jonas Deichmann a retiré ses chaussures, ses chaussettes, et pousse son vélo pieds nus sur le bitume détrempé où l'eau de pluie s'évapore en un écran de vapeur. Il lui reste 12 km pour atteindre le sommet. Des poids lourds chinois le frôlent toutes les 30 secondes, surchauffant dans la montée, ou fonçant à tombeau ouvert dans la descente. Son boitier de pédalier est cassé. Mais Jonas garde le sourire.
Le jeune aventurier gagne sa vie en battant des records, et son photographe personnel
le mitraille. « J'ai besoin de ce genre d'images pour ma communication » glisse-t-il.
« J'espère pouvoir réparer dans le village de Kasi, à 45 km d'ici, on m'a dit qu'il y a un mécanicien qui répare les motos… Mais si je n'y parviens pas, et bien je finirai la course à pied. »
D'après la carte indéchirable fournie par l'organisation de BikingMan, il faut compter encore 220 km pour rallier l'arrivée à Luang Prabang, et au Laos on ne connait pas les boitiers de pédalier Shimano Hollowtech. C'est donc effectivement deux jours et demi plus tard, à pieds, que Jonas franchira la ligne d'arrivée avec quelques ampoules. Une heure pile avant la «finishers party».
Jeudi 23 mai, l'arrivée.
Rodney Soncco en termine finalement vers 1h00 du matin.
Celui qui domine habituellement les débats sur les courses d'ultra-endurance BikingMan en a pris pour son grade au Laos.
Une heure plus tard, c'est au tour des deux Français d'en finir en 69 heures, c'est-à-dire près de 18 heures après le vainqueur Jason Black, australien.
Ils remportent ainsi la course en catégorie équipe, et raflent au passage une très belle quatrième position au classement général.
Romain s'engage sur le tapis rouge, franchit la porte « finish » sans émotion apparente : « trop crevé pour être heureux ».
Puis il embrasse sa femme qui l'a rejoint au Laos durant la course, et prend son coéquipier Simon dans ses bras avant de s'effondrer au pied du portique d'arrivée.
Axel Carion leur passe la médaille de finisher autour du cou, avant de se faire gentiment engueuler par Romain qui a gardé la difficulté extrême de cette course en travers de la gorge.
Puis il regarde sa femme et lui demande en montrant sa médaille : « Bon, on sait déjà où on va la mettre hein ? »
Complices, ils rigolent tous les deux. « Dans les chiottes… c'est le seul endroit où j'ai le droit d'entasser mes breloques » répond Romain, résigné.