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LA MONTAGNE D'AMBRE DANS LES GRIFFES DU KHAT
JOFFREVILLE, DIANA, MADAGASCAR © ROMAIN ADAM / AGENCE ZEPPELIN
Il est sur toutes les lèvres. Le khat, plante à chiquer, se répand comme de l'or vert au sein d'un pays exsangue. Au nord de Madagascar, le Parc national de la Montagne d'Ambre en fait les frais. Déjà en proie aux prélèvements sauvages de bois, cette forteresse écologique est aujourd'hui la cible des cultivateurs de khat. La fameuse « drogue douce » offre une reconversion rentable pour les petits paysans, et une opportunité à saisir pour les réfugiés climatiques, quitte à enflammer les plus belles forêts.

Depuis une décennie sur la Grande île, ce sont 200 000 hectares de forêt qui partent chaque année en fumée. Installé à Joffreville en 2016, l'entrepreneur français Pierre Kastel est consterné devant l'étendue des dégâts. Comme l'association Graine de Vie avant lui, il œuvre à la reforestation de la zone tampon du parc national. Une prise de conscience générale devra s'imposer pour espérer préserver les écosystèmes, mais la biodiversité ne pèse pas lourd face aux effets délétères de la crise économique.
UNE FORTERESSE DE BIODIVERSITÉ
[Joffreville, Madagascar] De formation volcanique, la Montagne d'Ambre est composée de nombreux cratères, lacs et cascades. C'est un îlot de forêt humide dans un climat tropical avec deux saisons : une saison des pluies entre décembre et mars, et une saison sèche qui dure huit mois, d'avril à novembre. Ce massif, qui culmine à 1475 mètres d'altitude, constitue un véritable château d'eau pour les cultures et les villages environnants.





[Joffreville, Madagascar] Une galidie (Galidia elegans) court au sein du Parc national de la Montagne d'Ambre. Établi en 1958 sur 230 km², ce parc abrite un écosystème remarquable, avec 721 espèces de plantes (fougères, orchidées, pandanus, palmiers), 102 d'oiseaux, 66 de reptiles (lézards, serpents, caméléons), 33 d'amphibiens, des poissons, et une trentaine de mammifères (chiroptères, eupléridés, lémuriens).


[Joffreville, Madagascar] Pierre Kastel regarde un nid d'oiseau tombé au sol. En 2016, il a fait l'acquisition de 24 km² dans la zone tampon du parc national pour développer un projet agroécologique. Mais depuis la pandémie de Covid-19, et le développement des cultures clandestines de khat sur son domaine, il déplore la raréfaction de la faune sauvage, et l'appauvrissement de la biodiversité.
LE GRIGNOTAGE DE LA FORÊT
[Joffreville, Madagascar] Pierre montre une partie de son domaine qui a été plantée de khat après avoir été volontairement incendiée. C'est là néanmoins qu'il souhaite mettre en place un projet de reforestation, de préservation des écosystèmes, et de développement de l'autonomie alimentaire des populations locales.





[Joffreville, Madagascar] Pierre demande le soutien de « Madame Denise », la fokontany (chef traditionnel) pour la réalisation de son projet environnemental. « L'état actuel de la forêt me préoccupe, et les planteurs de khat sont toujours plus nombreux à faire pression dessus », confie l'entrepreneur à qui elle répond : « Ici, c'est toute la communauté qui vit autour du khat, donc il va falloir être persuasif ».


[Joffreville, Madagascar] Sur une cartographie numérique, Pierre répertorie les parcelles qui ont été clandestinement mises en culture sur son domaine (ici en rose). Ancien cartographe au sein de l'armée, il maîtrise parfaitement ce genre d'outils. Face aux cultivateurs de khat, il rassemble autant de preuves que possible, et dépose plainte régulièrement pour tenter de « faire bouger les choses ».


[Joffreville, Madagascar] Mickaël, le bras droit de Pierre, montre un coup de machette qui vient d'être infligé à un arbre. « L'objectif des cultivateurs de khat, qui sont opportunément des bûcherons, c'est de faire crever les arbres d'une façon où d'une autre. Après quoi, ils diront que c'est du bois mort », analyse Mickaël. « Dans cinq ans, si personne ne fait rien, ils auront réussi à détruire tout l'écosystème du domaine », prévient l'enfant du pays.


[Joffreville, Madagascar] Un homme débite des troncs d'arbres à la hache. « C'est du bois mort que des bûcherons n'ont pas pris la peine d'emporter avec eux », annonce-t-il sans chercher plus de crédibilité. Autrefois guide touristique, et parlant plusieurs langues, le forçat a dû abandonner son métier lors de la pandémie de Covid-19. « C'est pour nourrir ma famille que j'ai commencé à faire du bois et à planter du khat », avoue-t-il.
« D'ABORD ILS METTENT LE FEU »
[Joffreville, Madagascar] Un homme hache un arbre qui a résisté au passage des flammes. La monoculture du khat sur plusieurs hectares nécessite de détruire la forêt par le feu avant que les bûcherons ne puissent finir le travail. Les derniers troncs seront transformés en charbon.





[Joffreville, Madagascar] Pierre saute sur les branches calcinées d'un ramy (Canarium madagascariense). « Ici, les incendiaires s'attaquent en priorité à cet arbre, car son écorce contient une résine chargée de térébenthine. Une fois qu'il est pris par les flammes, il entretient à lui seul l'incendie plus longtemps », explique Pierre derrière qui des bananiers et du khat ont subitement été plantés. Entre 2017 et 2024, il a ainsi perdu 36 hectares de forêt.


[Joffreville, Madagascar] Le décret 82-312 interdit d'incendier directement, et à même le sol, les troncs abattus et leurs souches. Pourtant à la sortie des sentiers forestiers, il n'est pas rare de croiser des charbonniers transportant leur propre charbon. Il est toutefois impossible de prouver qu'ils ont utilisé des moyens illégaux pour le produire. Après s'être dissimulés dans la forêt, ils peuvent donc vendre le charbon au vu et au su de tous.
LA MONOCULTURE DU KHAT
[Joffreville, Madagascar] « Il y a encore quelques années, ce cirque était de la forêt primaire, humide et sempervirente », témoigne Pierre devant deux ouvriers agricoles en train de niveler une nouvelle parcelle de khat. « Nous avons fui la pauvreté du Sud de l'île. Alors ici, même si l'on me rétribue chaque mois 10 euros, 100 kapoks [3 litres] de riz et une tresse de tabac, cela m'est égal que ce soit mauvais pour l'environnement. C'est mieux que de mourir de faim », confie l'un des jeunes hommes.





[Joffreville, Madagascar] Pierre constate qu'un cours d'eau a été détourné pour irriguer les parcelles de khat. « Outre l'assèchement des rivières, ce type de dérivation pousse l'eau à s'infiltrer massivement dans des terrains mis à nu, provoquant des glissements de terrain, et accélérant encore l'érosion », explique le propriétaire.


[Joffreville, Madagascar] Des flacons de produits phytosanitaires jonchent les abords des ruisseaux. Ici, c'est de la cyperméthrine, un insecticide que l'on dilue avant de le pulvériser sur les plantations de khat. Ce produit fait également friser les feuilles et leur donne, de l'avis des consommateurs, « un meilleur goût ». Un comble.


[Antsiranana, Madagascar] Chaque jour vers 13 heures 30, le quartier ouvrier voit affluer les revendeurs de khat qui viennent récupérer la marchandise qu'ils ont commandée. Les feuilles de khat, dont le principe actif (la cathinone) ne se conserve pas plus de 24 heures après leur cueillette, sont vendues les plus fraîches possible.


[Joffreville, Madagascar] Céline récolte le khat qui compose 90 % des cultures autour de sa maison. Avec son époux et leurs enfants, elle affirme habiter là depuis 24 ans. « C'est parfaitement faux, témoigne Pierre. Quand j'ai acheté le domaine en 2016, il n'y avait ici ni cabane, ni khat. Ils sont arrivés en 2017 ! »
UNE DROGUE PAS SI DOUCE
[Joffreville, Madagascar.] Le khat est récolté deux fois par jour. La première récolte est effectuée vers 4 heures du matin ; elle est expédiée vers les grandes villes du pays et à l'étranger. La seconde récolte commence vers 9 heures ; elle est destinée au marché local.





[Antsiranana, Madagascar] Un chauffeur de tuk-tuk attend les clients, et en profite pour consommer du khat. Il choisit des feuilles fraîches qu'il mastique pendant de longues minutes, recherchant leurs effets stimulants et euphorisants. Cet aspect psychotrope est d'ailleurs comparable à celui de l'amphétamine, inhibant l'appétit et supprimant la fatigue.


[Antsiranana, Madagascar] Quatre jeunes hommes consomment du khat dans un garage. Le rituel est quotidien : ils se réservent une bouteille d'eau, quelques chewing-gums et des feuilles fraîches de khat qu'ils « broutent » (dixit) pendant de longues minutes. « Le chewing-gum c'est pour faciliter la mastication, ça fait saliver autrement », explique l'un d'eux.
L'ESPOIR D'UNE PRISE DE CONSCIENCE
[Joffreville, Madagascar] La restauration forestière de la Montagne d'Ambre a été initiée en 2012 par l'association Graine de Vie. Elle vise à reboiser certaines zones illégalement détruites au sein du parc national via des pépinières dédiées. En 2019, le soutien de la Fondation Total Énergies a permis d'étendre ce programme dans toutes les communes périphériques du parc, avec la volonté d'intégrer les besoins de la population.





[Joffreville, Madagascar] Épaulés par les agents du Madagascar National Parks, les pépiniéristes de l'association Graine de Vie remplissent de petits sacs de terre afin de bouturer de nouveaux plants. Près de 600 000 arbres de différentes essences doivent ainsi être plantés dans les communes limitrophes afin de restaurer la zone tampon du parc. Des plants pour l'arboriculture fruitière sont même distribués aux habitants de bonne volonté.


[Joffreville, Madagascar] Michah, ingénieure agronome, interroge Nablah, un ancien bûcheron qui lui répond : « Je connais les dangers liés au prélèvement sauvage dans la forêt. C'est d'ailleurs pour ça que je me suis reconverti dans l'agriculture ». Un témoignage précieux pour Michah qui veut faire prendre conscience aux habitants voisins du parc national qu'il leur serait intéressant de développer le maraîchage vivrier.
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LE PHOTOGRAPHE ROMAIN ADAM
Dès son premier appareil photo, il en est devenu accro. En 2009, il a parcouru l'Inde, son premier grand voyage, joignant son obsession pour la photographie à ses envies d'ailleurs. Depuis lors, il n'a de cesse de capturer des scènes de vie, des personnes incroyables et inspirantes, et de les documenter au moyen d'enregistrements audio, vidéo et bien évidemment photo. Mélomane à ses heures, il octroie beaucoup de temps aux artisans musiciens qu'il rencontre aux quatre coins du monde.