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LAC MALAWI LE CRÉPUSCULE DES PÊCHEURS
SENGA BAY, CAPE MACLEAR et MONKEY BAY, MALAWI © ALICE ROY / AGENCE ZEPPELIN
Les projecteurs percent l'eau bleutée, en vain. Depuis les années 2000, les pêcheurs du lac Malawi observent un effondrement de la ressource halieutique, et nuit après nuit, l'espoir de remplir leurs filets s'affaiblit. Pris en tenaille par une démographie croissante, ce gigantesque lac contribue de mal en pis à la sécurité alimentaire du Malawi, l'un des pays les plus pauvres du monde. Et lorsque les riverains démunis en viennent à pêcher à la moustiquaire, capturant les derniers alevins de ce bassin nourricier, les naturalistes s'alarment. Aujourd'hui, des citoyens se mobilisent pour préserver sa biodiversité et le précieux garde-manger qu'elle constitue.
Chambo, l'amour à mort
Étiré sur près de 580 km du nord au sud, le lac Malawi est partagé entre la Tanzanie, le Mozambique et le Malawi lui-même. Ce dernier, qui occupe la majeure partie du lac, est d'ailleurs le pays le plus densément peuplé d'Afrique australe, avec plus de 21 millions d'habitants sur 118 844 km² – un territoire cinq fois plus petit que la France. Enclavé, il n'en possède pas moins une riche tradition de pêche qui s'articule également sur la rivière Shire – son exutoire – ainsi que les lacs Malombe, Chilwa et Chiuta. Autant d'écosystèmes qui prodiguent 60 % des protéines animales que consomment les Malawites. Or, depuis son indépendance en 1964, le Malawi a vu sa population quintupler, à l'instar des deux autres pays riverains.

Le lac Malawi impressionne tant par sa taille que sa biodiversité. D'une surface de quelque 29 000 km², avec une profondeur atteignant 704 mètres, cette gigantesque masse d'eau douce abrite un millier d'espèces de poissons, avec un taux d'endémisme particulièrement élevé. Malheureusement certaines espèces se raréfient, notamment trois du genre Oreochromis qui se confondent sous le nom de « chambo ». En 2004 déjà, l'Union internationale pour la conservation de la nature (IUCN) estimait leur déclin à 70 % sur les dix années écoulées. Entre 2006 et 2016, une étude du biologiste George F. Turner montrait que les captures de chambos au sud du lac sont passées de 70 kg par bateau et par jour, à 4,5 kg. Considéré comme le poisson préféré des Malawites, le chambo est victime de son succès.

De l'avis général, l'année 2015 marque le terminateur des chambos. Classés en « danger critique d'extinction » depuis 2018, ils sont poursuivis sans relâche par les pêcheurs. Nuit après nuit, ces modestes hommes éclairent la surface de l'eau pour leurrer les derniers poissons, toujours plus petits. D'ailleurs l'espèce Oreochromis lidole, qui n'a pas été observée depuis 1992, pourrait avoir disparu. À l'image de cet amour à mort, la crise que traverse la filière pêche ne lui empêche pourtant pas d'attirer plus de travailleurs.
Stanlay Mzumara, chef d'équipe, et Charles, son collègue, manœuvrent leurs pirogues équipées de projecteurs. Ils éclairent ainsi la surface de l'eau pour leurrer le poisson et l'attirer au centre du filet, avant que celui-ci ne soit relevé. © ALICE ROY / AGENCE ZEPPELIN
Des pêcheurs livrés à eux-mêmes
Très dépendant de l'aide internationale, le Malawi est l'un des pays les plus pauvres du monde. Son économie, qui repose essentiellement sur l'agriculture, le rend extrêmement vulnérable. Et sa démographie, dont l'accroissement exponentiel suscite une demande en denrées alimentaires et en emplois, encourage de facto les efforts de pêche. Dans ce contexte, l'État promeut l'aquaculture, avec une production estimée à 8 000 tonnes de poisson en 2019, tandis que la même année, la pêche traditionnelle dans les grands lacs s'élevait à 130 000 tonnes.

Le secteur de la pêche est d'abord artisanal. Une flotte industrielle occupe bel et bien les lieux, mais la taille et l'éventail des chalutiers demeurent réduits. Ces petites et moyennes entreprises sont d'ailleurs soumises à des quotas, totalisant moins de 10 % des prises annuelles. Tout le reste est produit par une myriade de petites embarcations, qu'il s'agisse de chaloupes de 5 mètres de long, ou bien de simples pirogues monoxyles. Taillées dans des troncs d'arbres, ces dernières illustrent un marché florissant. Celui du pêcheur autodidacte, débiteur et opportuniste. Selon l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), 1,6 million de Malawites vivraient directement et indirectement de la pêche en 2021. Ce chiffre rassemble les pêcheurs eux-mêmes, les transformateurs, les commerçants, les charpentiers de marine et bien sûr leurs familles. Autant de bouches à nourrir, quitte à employer des moyens illégaux pour y parvenir.
Les poissons ramenés à terre sont encore jeunes et n'ont pas eu le temps de se reproduire. Ceux-là n'auraient pas dû être pêchés car à force, les stocks s'épuisent et bientôt, il n'y aura plus assez de poissons pour nourrir les riverains. © ALICE ROY / AGENCE ZEPPELIN
Des écosystèmes saccagés
D'année en année, depuis un demi-siècle, chaque Malawite voit sa part de poisson réduite. C'est le résultat d'une surexploitation des ressources dans les eaux peu profondes, notamment au sud du lac Malawi. Les pêcheurs artisanaux, qui ne disposent pas des moyens nécessaires pour s'étendre plus au large, concentrent leurs activités à proximité des rives. Or, c'est précisément là que les poissons frayent.

En 2002, le Fonds africain de développement (FAD) considérait que la majorité des prises commerciales malawites ne concerne qu'un petit nombre d'espèces de poissons, et que « jusqu'à 70 % des prises réalisées dans le lac Malawi sont composées d'usipas (Engraulicypris sardella), d'utakas (Haplochromis spp.) et de chambos (Oreochromis spp.) ». Encore aujourd'hui, c'est ce que l'on constate à la remontée des filets. Mais le fait est que les stocks halieutiques déclinent, et qu'au fur et à mesure, les méthodes de pêche illégales prennent de l'ampleur.

Les pêcheurs, qui ne sont pas toujours propriétaires de leurs bateaux, ont recours à des outils peu coûteux, mais souvent ravageurs. Bon nombre emploient des filets en monofilament de nylon qui, une fois cassés ou perdus, ne se dégradent pas et continuent à capturer les poissons. Pour rien. Transparents, ces « filets fantômes » représentent un véritable fléau pour la faune. Pire, les plus démunis n'hésitent pas à assembler de vulgaires moustiquaires pour attraper les alevins qui nagent près de la plage. Un piège imparable pour les œufs et les juvéniles qui n'auront pas le temps de se reproduire. Et une catastrophe écologique à l'échelle du lac, dont les rives sont peu à peu saccagées. En effet, les roselières, qui constituent des zones de frai et des nurseries pour les poissons, sont massivement abattues afin de fournir un matériau de construction pour les cases. Aujourd'hui, il n'existe pas de loi contre la destruction systématique de ces habitats naturels, mais une prise de conscience générale s'amorce.
Sans pirogue ni filet, des femmes pêchent depuis la plage de Venice Beach à l'aide de moustiquaires assemblées entre elles. Ce procédé de fortune constitue un désastre écologique car les mailles très fines capturent toutes les tailles de poisson. Or, les juvéniles sont peu nourrissants parce que minuscules, et jamais ceux-là ne se reproduiront. © ALICE ROY / AGENCE ZEPPELIN
Unesco, mais pas trop
Le vent se lève. La troisième plus grande étendue d'eau douce d'Afrique est frisée de vagues, et ce jour-là, la navigation devient trop dangereuse pour les pêcheurs. La plupart ne savent pas nager, et face à des phénomènes météorologiques de plus en plus imprévisibles, ils préfèrent rester à terre. Ici comme ailleurs, le changement climatique pose de sérieuses questions, notamment celle de prendre l'avenir de la communauté en main.

Si certaines zones du lac sont protégées par les rangers du Parc national du lac Malawi qui patrouillent jour et nuit pour lutter contre la pêche illégale, il faut rappeler que cette aire réglementée existe depuis 1980, et que son efficacité est relative au vu de la catastrophe. Classé quatre ans plus tard au Patrimoine mondial de l'UNESCO, ce Parc national qui ne couvre que 94 km², c'est-à-dire 0,3 % de la superficie du lac, ne saurait garantir la protection de toutes les espèces présentes. Au moment de son inscription, le Comité du patrimoine mondial recommandait déjà de l'étendre : « L'intégrité à long terme du bien dépend largement de la conservation globale et de la gestion du lac qui sont placées sous la juridiction de trois États souverains, à savoir le Malawi, la Tanzanie et le Mozambique », préconisaient les experts. Aujourd'hui, ce projet est au point mort, mais des initiatives se développent.
Plusieurs fois par semaine, les membres bénévoles du Beach Village Committee de Senga Bay contrôlent et sensibilisent les pêcheurs aux bons gestes pour préserver la ressource halieutique. © ALICE ROY / AGENCE ZEPPELIN
Prise de conscience
Depuis quelques années, un élan citoyen se manifeste çà et là sur le rivage. À l'initiative de l'association Ripple Africa, des communautés de pêcheurs se fédèrent autour des problématiques environnementales. En lien avec le Département des pêches, ces Beach Village Committees (BVC) tentent de gérer plus efficacement l'activité tout en œuvrant à la restauration des zones de reproduction. Ce sont des bénévoles, mais ils ont le droit d'arrêter les clandestins. Ainsi, plusieurs fois par semaine, ces bonnes âmes cabotent pour contrôler les prises des pêcheurs et leur matériel. Par exemple, les filets en monofilament de nylon, interdits par décret gouvernemental depuis 2020, sont encore largement utilisés. De même, la capture du chambo est proscrite du 1er novembre jusqu'à fin février, mais les têtes sont dures. En cas de fraude constatée, les contrevenants sont avertis. Mais s'ils récidivent, ils s'exposent à une lourde amende et leur matériel est confisqué, ce qui demeure très grave eu égard à ces hommes qui vivent uniquement de la pêche.

Véritable courroie de transmission des directives ministérielles, chaque BVC opère une précieuse sensibilisation à l'échelle locale. Petit à petit, les pêcheurs appliquent les bons gestes, s'appropriant les mesures de conservation destinées à régénérer la qualité et la quantité de poissons dans le lac. À Senga Bay, le BVC est même parvenu à déposer un arrêté interdisant la pêche parmi les roselières. Celui de Monkey Bay projette quant à lui de créer un sanctuaire afin d'exclure définitivement la pêche de là où vivent les hippopotames, près de Venice Beach. Autant de perspectives rassurantes, même si le contexte économique reste sous tension.

Ressource indispensable pour les Malawites, le lac « Nyasa », tel qu'on l'appelle en Tanzanie et au Mozambique, est plus que jamais sous la responsabilité de ses usagers. En attendant le développement durable de la région, c'est d'une gestion ciblée des écosystèmes d'eau douce dont dépend l'avenir de la biodiversité.

Julien Pannetier
LA PHOTOGRAPHE ALICE ROY
Basée dans le sud de la France, à Narbonne, Alice explore les liens entre l'humain et son environnement naturel et social. Son travail sur le terrain évolue entre l'écriture documentaire pour la télévision, la radio et la photographie. Freelance depuis 2019, elle a longtemps occupé des postes en lien avec la nature et la communication. Après des études de journalisme à Toulouse puis à l'université Complutense de Madrid, elle a complété son cursus avec un double master de gestion de l'environnement à l'Université de Sherbrooke au Québec, puis à Troyes en France.