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LES SACRIFIÉS DU PHOSPHATE
GABÈS, MÉTLAOUI & SFAX, TUNISIE © NICOLAS CORTES / AGENCE ZEPPELIN — TEXTE © LOUIS BOREL
Exploité massivement pour l'agriculture, le phosphate est transformé depuis plus d'un siècle en Tunisie. Dans le bassin minier de Gafsa, la révolution de 2010 a considérablement ralenti sa production. Mais en avril 2023, le président Kaïs Saïed annonçait sa volonté de rendre au pays son leadership en la matière, feignant d'ignorer le désastre humain et environnemental de cette industrie.  LIRE LA SUITE
[Gabès, Tunisie] Khayreddine Debaya et Ahmed Hmida photographient la dépouille d'une tortue au devant de l'usine du Groupe Chimique Tunisien. Militants au sein du mouvement Stop Pollution, ils dénoncent les dégâts environnementaux causés par l'exploitation industrielle du phosphate.





[Gabès, Tunisie] À Chatt Essalem, le quartier le plus proche de l'usine, les palmiers sont en berne et l'oasis, ancien paysage de carte postale, s'est transformée en steppe. L'économie traditionnelle, fondée sur l'agriculture et la pêche, a été supplantée par l'industrie. « Quand l'usine a été construite, nos grands-pères se moquaient de ceux qui acceptaient d'y travailler, souffle un habitant. Ils sont devenus la risée de la ville. »


[Gabès, Tunisie] L'enceinte du Groupe Chimique Tunisien est surveillée comme une forteresse. Plusieurs milliers de salariés affluent chaque jour derrière ces murs coiffés de barbelés et ponctués de guérites. Ils viennent y transformer le minerai en acide phosphorique ou en engrais. L'usine emploie directement et indirectement plus de 4500 personnes, tandis que le taux de chômage est de 25 % à Gabès (contre une moyenne nationale de 15 %).
[Gabès, Tunisie] Pour 1 tonne d'acide phosphorique produite, l'usine du Groupe Chimique Tunisien génère 5 tonnes de phosphogypse comme autant de déchets qui sont déversés dans la Méditerranée. Si le sulfate de calcium, son constituant principal, se dissout dans l'eau de mer, il demeure des impuretés insolubles qui refluent vers le rivage. In fine, ces « boues gypseuses » se sédimentent en contrebas de l'usine, contribuant à l'avancée du trait de côte. Un gigantesque crassier chargé d'acide fluorhydrique, de phosphore, de matières organiques, de métaux lourds (cadmium, chrome, zinc, plomb), d'uranium et de radium.





[Gabès, Tunisie] Les pêcheurs gabésiens ont vu leur activité condamnée par l'industrie. Mabrouk, pêcheur propriétaire d'un bateau, est aujourd'hui forcé d'en partager les frais avec trois collègues. Le rendement de la pêche à Gabès a connu une baisse vertigineuse de 44 % entre 2000 et 2015, passant de 23,4 à 13,1 tonnes par bateau, contre une hausse de 52 % à Médenine, à 75 km de là.


[Gabès, Tunisie] Mounir et Atef utilisent le bateau de Mabrouk, avec un troisième. Ils ne remontent plus que quelques kilos de poisson par jour, quand leur pêche atteignait plusieurs tonnes il y a encore vingt-cinq ans. « Avec le prix du gasoil et les efforts que l'on fournit, on n'entre même pas nos frais, regrette Atef. Il n'y a plus rien à gagner, si ce n'est de la fatigue. »


[Gabès, Tunisie] Selon un rapport de la Commission européenne de 2018, 95 % de la pollution atmosphérique de Gabès est imputable à la fumée rejetée par le Groupe Chimique Tunisien. Ces gaz blancs et jaunes, qui forment un dôme inquiétant au-dessus de la ville, sont constitués de particules fines, d'oxyde de soufre, d'ammoniac et de fluorure d'hydrogène. Des composantes toxiques qui peuvent provoquer de l'asthme, le cancer du poumon et entraîner une mort prématurée.


[Gabès, Tunisie] À Chatt Essalem, la maladie sévit tellement qu'elle s'est banalisée. Mahmoud, 74 ans, a récemment perdu sa femme d'un cancer. Lui-même, guéri de la maladie depuis six mois mais affaibli, ne peut plus combattre l'industrie comme il le faisait auparavant. Les habitants du quartier se sentent abandonnés par les autorités. Las, aucune étude sérieuse n'a été menée pour prouver le lien entre la multiplication de pathologies de Chatt Essalem et le Groupe Chimique Tunisien.
[Gabès, Tunisie] Entre le Groupe Chimique Tunisien et Chatt Essalem gît un cimetière, frontière aussi symbolique que le Styx. « C'est ce que provoque cette usine, présage Khayreddine Debaya. Il tue tous ceux qui s'en approchent de trop près. »





[Gabès, Tunisie] La vie sous-marine a complètement disparu de la frange littorale de Gabès. Depuis que l'usine a été bâtie, la baignade est d'ailleurs interdite. Quelques jeunes s'autorisent toutefois ce précieux loisir dont ils ont toujours été privés, comme à l'époque bénie qui précédait les années 1970.


[Gabès, Tunisie] Poumon vert du poumon vert, un Jardin de la biodiversité a été fondé en 2000 dans le quartier de Chenini. C'est Ahamed Guerfel qui s'est battu pour ériger cette éblouissante pépinière qui répertorie et préserve les espèces arboricoles de l'oasis. Une surréaliste bouffée d'air en pleine misère.
[Métlaoui, Tunisie] Après avoir livré le produit brut sur la côte, les trains de marchandise repartent en direction du bassin minier de Gafsa, à l'ouest du pays. Dans cette région, l'extraction du phosphate s'organise entre les villes de Moularès, Redeyef, Mdhilla et Métlaoui qui concentrent 75 % de l'activité.





[Métlaoui, Tunisie] Depuis les gisements de phosphate, le minerai est acheminé par une gigantesque rampe jusqu'au centre-ville de Métlaoui, où il sera lavé puis entreposé. Par endroits, une dizaine de mètres seulement sépare les habitations des terrils radioactifs. Au point que les résidents finissent par négliger leur dangerosité, et les enfants par jouer dedans.


[Métlaoui, Tunisie] Abdeslam Zaybi, directeur d'une école primaire, a fondé l'association Amal pour valoriser l'environnement à Métlaoui. « Métlaoui n'est pas une ville, c'est un gigantesque chantier, admet-il. Mais nous devons nous battre pour améliorer nos conditions de vie et enseigner aux enfants leur droit à vivre dans un lieu sain et propre. »
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LE PHOTOGRAPHE NICOLAS CORTES
De la Guadeloupe en 2017 à l'Indonésie en 2019, de la Cisjordanie à l'Amazonie en 2021, Nicolas multilplie les grands reportages avec un prisme social. En 2020, il rejoint l'agence de presse Zeppelin, et part 5 mois plus tard au Soudan pour faire la lumière sur l'exil des Éthiopiens qui fuient les massacres dans la région du Tigré. En 2022, il s'installe à Beyrouth pour travailler dans le Moyen-Orient. Au début de l'invasion russe en Ukraine, il part couvrir les événements avec la journaliste Inès Gil. De l'ouest à Kiev, ils passent 6 semaines sur place. Après le départ des troupes armées de la capitale, ils documentent le massacre de Bucha.