REPORTAGES PUBLICATIONS CONTACT
LES SACRIFIÉS DU PHOSPHATE
GABÈS, MÉTLAOUI & SFAX, TUNISIE © NICOLAS CORTES / AGENCE ZEPPELIN — TEXTE © LOUIS BOREL
Exploité massivement pour l'agriculture, le phosphate est transformé depuis plus d'un siècle en Tunisie. Dans le bassin minier de Gafsa, la révolution de 2010 a considérablement ralenti sa production. Mais en avril 2023, le président Kaïs Saïed annonçait sa volonté de rendre au pays son leadership en la matière, feignant d'ignorer le désastre humain et environnemental de cette industrie.
Comme un monstre croulant, elle éructe des gaz fétides et crache des boues noirâtres. À Gabès, l'industrie du phosphate a tout détruit. Cette ville du sud de la Tunisie, seule oasis littorale de la Méditerranée, était autrefois une destination de rêve, havre de paix prisé des vacanciers. « Du paradis, on est passé à l'enfer », se lamente un habitant, montrant du doigt le Groupe Chimique Tunisien qui, en 1972, prenait ses quartiers sur le littoral pour produire de l'acide phosphorique.

En un demi-siècle, la luxuriante oasis s'est transformée en steppe. L'usine a asséché les oueds et les nappes phréatiques, véritable colonne vertébrale du système agraire. D'un geste vers son potager, Abdelkarim se rend à l'évidence. « Nous ne récoltons pratiquement plus rien », confie le petit producteur qui s'est résigné à travailler pour l'usine où il manipule des produits toxiques. Les pêcheurs revenaient avec des cargaisons entières de poissons il y a encore 25 ans ; ils n'en glanent plus que quelques kilos. En 2018, une étude de la Commission européenne soulignait que le rendement de la pêche à Gabès s'est effondré de 44 % entre 2000 et 2015, passant de 23,4 à 13,1 tonnes par bateau, alors que sur l'ensemble de la Tunisie, cet indicateur a augmenté de 29 %. L'étude conclut d'ailleurs que la vie sous-marine a complètement disparu de la frange littorale de Gabès.

L'acide phosphorique est exporté en l'état, sinon transformé en engrais ou en phosphate alimentaire. Quoiqu'il en soit, on estime que la production d'une tonne de cet acide génère 5 tonnes de phosphogypse. Ce déchet industriel est évacué sous la forme de boues directement dans le golfe de Gabès. Si le sulfate de calcium, son constituant principal, se dissout dans l'eau de mer, il demeure des impuretés insolubles qui se sédimentent en contrebas de l'usine. Un gigantesque crassier chargé d'acide fluorhydrique, de phosphore, de matières organiques, de métaux lourds (cadmium, chrome, zinc, plomb), d'uranium et de radium. Plus de 5 millions de tonnes de ce cocktail radioactif auraient ainsi été rejetées depuis 1972, avec une moyenne actuelle de 13 000 tonnes par jour.

À Chatt Essalem, quartier collé à l'usine, les résidences délabrées sont devenues des mouroirs sous un ciel obscurci par la pollution atmosphérique. Tout le monde connaît quelqu'un touché par une pathologie soupçonnée d'être liée au phosphate. « Mon père a eu un cancer et il est mort, commence Rafik, lui-même atteint de la maladie, Ma femme a un cancer, mon frère a un cancer, ma mère a un cancer. » Hélas, aucune étude sérieuse n'a jamais évalué l'ampleur des dégâts sanitaires. En 2017, face aux voix qui s'élevaient depuis le départ de Ben Ali, le gouvernement déclarait vouloir faire cesser le rejet des déchets industriels dans la mer et fermer les unités les plus polluantes. Mais six ans plus tard, rien n'a changé.
19 juin 2023. L'usine du Groupe Chimique Tunisien évacue quotidiennement près de 14 000 tonnes de déchets dans la mer. Composés entre autres d'acide fluorhydrique, de métaux lourds, d'uranium et de radium, ces phosphogypses ont entraîné un effondrement de la biodiversité dans le golfe de Gabès. © NICOLAS CORTES / AGENCE ZEPPELIN
À Métlaoui, autre décor, même misère. Ici, à 200 kilomètres à l'ouest de Gabès, la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG) exploite les gisements depuis 1897. Militarisée, cette petite ville concentre le minerai des carrières pour le laver. Là encore, les terrils radioactifs font partie du quotidien, parfois à seulement 5 mètres des habitations. Les tirs de mines retentissent depuis les carrières situées à moins d'un kilomètre, allant jusqu'à fissurer certains bâtiments sur toute leur hauteur. Les résidents subissent régulièrement des coupures d'eau, une ressource monopolisée par l'entreprise publique qui espère toujours retrouver son niveau de production de 2010. Cette année-là, la Tunisie occupait la cinquième place des pays producteurs de phosphates, et la valeur ajoutée de ce minerai représentait 70 % de l'activité économique du gouvernorat de Gafsa.

Depuis 15 ans, des mouvements sociaux entravent régulièrement la production de phosphate dans le bassin minier de Gafsa, tandis que le taux de chômage à Gabès atteint aujourd'hui 25 %, contre une moyenne nationale de 15 %. Dans ce contexte morose, le Groupe Chimique Tunisien fait figure de proue en employant directement et indirectement plus de 4500 personnes. En avril 2023, Kaïs Saïed appelait d'ailleurs à relancer cette industrie en berne, susceptible à ses yeux de générer des revenus permettant de se passer des emprunts auprès des institutions internationales. Le président précisait vouloir passer de 3 à 15 millions de tonnes annuelles de phosphate d'ici à 2025. Sans, bien sûr, jamais mentionner le bilan humain et environnemental désastreux de l'exploitation.

De retour sur la côte méditerranéenne, il n'y a qu'à Sfax qu'une solution a été ébauchée. Devant la pression populaire, l'activité a totalement cessé en 2019, mais le traitement des déchets toxiques pose encore question. À l'orée de la ville, les phosphogypses s'entassent sur une vertigineuse colline de 60 mètres, sans aucune protection pour le réseau hydrographique. De loin l'amoncellement ressemble à un mausolée. Immense, terrifiant. Celui des sacrifiés du phosphate.

Louis Borel
LE PHOTOGRAPHE NICOLAS CORTES
De la Guadeloupe en 2017 à l'Indonésie en 2019, de la Cisjordanie à l'Amazonie en 2021, Nicolas multilplie les grands reportages avec un prisme social. En 2020, il rejoint l'agence de presse Zeppelin, et part 5 mois plus tard au Soudan pour faire la lumière sur l'exil des Éthiopiens qui fuient les massacres dans la région du Tigré. En 2022, il s'installe à Beyrouth pour travailler dans le Moyen-Orient. Au début de l'invasion russe en Ukraine, il part couvrir les événements avec la journaliste Inès Gil. De l'ouest à Kiev, ils passent 6 semaines sur place. Après le départ des troupes armées de la capitale, ils documentent le massacre de Bucha.