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UN BALLET FACE AUX BOMBES
LVIV, UKRAINE © ROMAIN ADAM / AGENCE ZEPPELIN
Coule la sueur sur les parquets de Lviv. En 2022, à l'école Veseli Cherevychky, les danseurs de ballet transpirent avec une énergie inédite : celle de l'innocence bouleversée par la guerre. Pendant que leurs aînés se battent comme ils peuvent contre l'ennemi russe, des jeunes valsent, en effet, entre deux alertes à la bombe. Un sublime exutoire pour cette génération sacrifiée, et une ode à la liberté pour leurs spectateurs.
Mai 2022. La Russie concentre ses attaques sur le Donbass. Les armements occidentaux continuent d'affluer, mais le siège de Marioupol touche à sa fin. Lviv est devenue une cité refuge pour les civils ukrainiens et la plupart des ambassades. Loin du front, la vie reprend, les commerces tournent et les terrasses se repeuplent malgré la menace de frappes aériennes. Partout, on s'organise pour ravitailler les troupes et accueillir les réfugiés : des millions de femmes et d'enfants qui fuient l'est de l'Ukraine ou reviennent de la zone OTAN. Certains ont entendu parler d'une école où l'on distribue de l'aide humanitaire. Après avoir montré patte blanche et signé un registre, ils repartent avec des médicaments, des couches, des couvertures ou de simples vêtements. Ayant tout laissé derrière eux, ils retrouvent là un peu de dignité. Un grand déballage qui ne semble pas concerner une jeune réfugiée mutique assise dans l'escalier. Elle est absorbée par autre chose. Là, en face d'elle, un cours de danse vient de commencer.

Créée en 1991 par deux chorégraphes, Marya et Volodya Chmyr, l'école Veseli Cherevychky compte près de 450 élèves, danseurs et chanteurs âgés de 3 à 25 ans. Scolarisés dans différentes écoles, ces enfants suivent ici un entraînement intensif de danse, de chant, mais aussi de langue et de culture française. L'établissement est également soutenu par Les Joyeux Petits Souliers, une association culturelle française qui, depuis plus de 20 ans, promeut leurs concerts dans l'Hexagone. Aujourd'hui, grâce à la complicité des deux structures, des projets humanitaires se développent. Volodya doit néanmoins passer beaucoup de temps au téléphone pour s'occuper des dons qui arrivent par camions, cette logistique ne souffre aucune approximation. Les produits de première nécessité sont entreposés dans les bureaux, les couloirs et jusque dans les salles de danse pavoisées de drapeaux ukrainiens, français et… vendéens, ces derniers ayant été nombreux à accueillir des réfugiés.

Les bras levés, le menton haut, Volodia montre un enchaînement de hopak. Originaire du centre de l'Ukraine, cette danse était exécutée au XVIème siècle par les hommes avant les batailles. Ce soir-là, une trentaine d'adolescents la répète sur une musique enregistrée sur mini-disc. Les garçons commencent accroupis, les bras écartés et la jambe tendue en avant. « Cette figure symbolise l'audace, la force, la chaleur et la bienveillance du peuple ukrainien », précise Paul, 26 ans, qui danse depuis l'âge de 3 ans. Ici, à l'école, il est passé de soliste à professeur : « J'ai un emploi ordinaire au tribunal, mais la danse est une autre forme de travail. Cela dit, il est très agréable de transmettre ses compétences à la génération suivante, et le plaisir de la scène est inestimable. Grâce à la danse, j'ai beaucoup voyagé dans le monde, vu différentes cultures, et cela a déterminé mon amour pour mon pays, l'Ukraine ». Paul s'élance et rejoint le ballet avant d'être interrompu par une sirène retentissante.

L'alerte au bombardement est confirmée par le smartphone de Volodia. Son application Air Alarm Ukraine géolocalise les alertes actives et les bombardements constatés par les municipalités de tout le pays. Un outil précieux lorsque les sirènes sont inaudibles. Presque une routine pour les élèves qui se rendent aux sous-sols pour se protéger d'une éventuelle attaque. Accompagnés par les enseignants et le personnel administratif, ils plaisantent volontiers, apprennent à tirer, puis font leurs devoirs, parfois dans le noir, et somnolent. Ils patienteront jusqu'à 4 heures du matin pour sortir de l'école.

Julia, 13 ans, retrouvera sa mère le lendemain. Dans le bus, l'évolution du conflit sera sur toutes les lèvres. De retour à la maison, l'adolescente embrassera tendrement son père qui doit rejoindre son régiment d'infanterie et la ligne de front. La porte refermée, sa mère lui demandera d'essayer la nouvelle tenue de danse qu'elle vient de recevoir. Une cérémonie est, en effet, bientôt organisée en l'honneur des militaires ukrainiens, et l'école Veseli Cherevychky doit y faire sensation. En contrebas de la cathédrale Saint-Georges barricadée, les adolescents en costume traditionnel croiseront des militaires à peine moins jeunes. Ils danseront main dans la main avant que ces derniers ne partent à la guerre. La danse est devenue un exutoire pour cette génération sacrifiée, et une ode à la liberté pour les spectateurs. Habitants de Lviv, réfugiés de l'Est, ou simples passionnés de danse, ils sont des résistants à leur manière. Ici sur les parquets ne coule que de la sueur. Là est un rayon de bonheur.

Julien Pannetier







LE PHOTOGRAPHE ROMAIN ADAM
Dès son premier appareil photo, il en est devenu accro. En 2009, il a parcouru l'Inde, son premier grand voyage, joignant son obsession pour la photographie à ses envies d'ailleurs. Depuis lors, il n'a de cesse de capturer des scènes de vie, des personnes incroyables et inspirantes, et de les documenter au moyen d'enregistrements audio, vidéo et bien évidemment photo. Mélomane à ses heures, il octroie beaucoup de temps aux artisans musiciens qu'il rencontre aux quatre coins du monde.